Walter SCHÜTZE
01/01/1926 - 22/12/2014

A mon père,

Nécrologie

Walter nous a quittés lundi dernier, le 22 décembre 2014. A quelques jours près, jeudi, il aurait eu 89 ans… C’est quand même un bel âge et c’est quand même une belle vie qu’il a eu.
Deux jours avant son ultime chute, le gros saule qui poussait en travers de l’Yvette est tombé lui aussi, comme un signe et le symbole d’une période qui se termine, d’une page qui se tourne.
Je croyais que c’était moins triste de perdre une personne âgée mais en réalité ce n’est pas vrai, au contraire car on a beaucoup plus de temps pour s’attacher, c’est seulement un peu moins révoltant.
1926-45
Walter est né le 1er janvier 1926, à Hannovre et sous la république de Weimar. Il a grandi, avec son frère jumeau, dans une Allemagne en crise et qui a vu grandir avec lui le nazisme. Il a vu Hitler, de ses propres yeux, quand il paradait dans les rues de Berlin dans les années 30…  Il s’est ensuite retrouvé bien malgré lui, adolescent, dans l’uniforme de la Wehrmacht, la pire armée de tous les temps.
Je vous livre juste une des rares anecdotes de cette époque, une formidable bêtise d’enfant comme on n’en fait qu’une dans sa vie. Ça se passe dans les années 30 en Allemagne, malgré la crise, ma grand-mère avait réussi à trouver deux belles paires de bottes en cuir, pour ses enfants, âgés je crois d’une dizaine d’années, mais les deux chenapans n’ont rien trouvé de mieux que d’aller jouer sur un pont… faire glisser doucement leur botte et plouf, la faire tomber dans la rivière… évidemment les deux ont fait tomber le même pied et j’imagine la correction et la colère de notre grand-père, Opa…
Il part aujourd’hui dans une France morose où les idées nauséabondes progressent tous les jours et ça c’est bien triste. La raison d’être des historiens c’est de faire connaître et de savoir tirer les leçons du passé et à ce titre ce n’est pas une grande réussite… A ce propos je voudrais remercier mon amie Suzanne Boeters, professeur d’histoire au fin fond de l’Inde,  pour avoir réalisé au mois de mai de cette année, il y a donc 6 mois et avant sa première chute, une interview vidéo sur son enfance et la vie d’un petit garçon face à la montée du nazisme, pour ses élèves. Je viens de mettre ces témoignages en ligne sur le site schutze.fr.
Il faut se souvenir, avoir, entretenir et cultiver la mémoire… il faut regarder, comprendre et analyser et puis il faut transmettre surtout… c’est à ça, l’Histoire que mon père a consacré sa vie.
De cette jeunesse particulière, il a gardé un grand amour pour la paix, les démocrates et l’Europe que notre famille incarne avec force. Il n’aimait pas le bruit des feux d’artifices qui lui rappelaient les bombes… et dont les allemands raffolent, le 31 décembre, la veille de son anniversaire.
Je sais aussi qu’il a déserté à la fin de la guerre quand il se trouvait en Italie ; il est parti retrouvé des amis de la famille dans une sorte de château avant de se rendre prisonnier, chez les anglais d’abord puis les américains où la nourriture était meilleure… Il avait 19 ans en 1945. C’est dur à imaginer ces années là pour la jeunesse d’aujourd’hui…
A la fin de la guerre, lui et son frère ont repris leurs études et il est devenu Docteur de l’université de Cologne. Docteur en philosophie dans l’intitulé mais en réalité il était historien, c’était une grosse tête mon père. Ensuite ils sont venus à Paris, tous les deux, inséparables qu’ils étaient à cette époque. Ils ont poursuivi leurs études avec notamment un passage à Sciences Po et des années plus tard, il a été très fier que son fils Stéphan suive son chemin en devenant diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Il était très fier et très content aussi que son petit-fils, Nicolas, entreprenne des études d’histoire mais il était également très proche et très fier de ses petites-filles, de leurs réussites et notamment du Master de Sarah cet automne.
50…
Au début des années 50, lui et son frère rejoignent le CERFA et je voudrais vous lire le petit texte franc et tendre de Hans Stark son successeur :
Walter Schütze, ancien secrétaire général et co-fondateur du Comité d'études des relations franco-allemandes (Cerfa) nous a quittés. Il aurait eu quatre-vingt-huit ans le 1er janvier prochain. 

Walter Schütze a pris la direction du Cerfa dès sa création en 1954, avec son frère jumeau Günther ; puis il l'a animé seul pendant plus de trente ans, de la fin des années 50 jusqu'en 1991. A ce titre, il n'a cessé d'observer et d'analyser avec une grande lucidité la politique étrangère de la France et de l'Allemagne du temps de la Guerre froide. Walter Schütze, collaborateur du Centre d'études de politique étrangère (1954-1979) puis de l'Ifri à partir de 1979,  est l'auteur d'un très grand nombre d'articles  consacrés aux questions de défense et de sécurité, aux relations Est-Ouest et aux questions de défense, parus en France et surtout en Allemagne fédérale. Son départ à la retraite, en 1991, coïncide avec la fin d'une période dont il fut à la fois témoin direct et fin analyste.

Tous ceux qui ont eu la chance de le connaître se souviennent de son intelligence vive, presque espiègle, de sa gentillesse et de son humanité, mais aussi du regard de plus en plus sombre qu'il porta sur l'état du monde et des relations franco-allemandes. Rétrospectivement, il est permis de s’interroger sur son pessimisme : mais il était séminal. Avec Walter Schütze, les relations franco-allemandes perdent un spécialiste attachant et éminent.
Hans Stark
60…
Les années 60, c’est la rencontre et le mariage avec ma mère, la naissance de ma sœur puis de mon frère et ces belles années de prospérité et de libertés nouvelles dans leur maison de Palaiseau. En 1970 ça se gâte un peu puisque j’arrive et en 1977 nous débarquons tous à Chevreuse.
Tandis que son frère a choisi la diplomatie et a parcouru le monde, mon père ne s’est jamais éloigné de Paris ; ils ont vécu à la Cité Universitaire, puis de Saint-Cloud à Palaiseau et de Palaiseau à Chevreuse, il est doucement descendu vers le sud et vers l’ouest, dans le parc naturel et dans cette belle maison au calme et avec une vue merveilleuse qui a fait sa fierté et son bonheur depuis. Heureusement que le cimetière est à l’ouest de la ville car je pense qu’il n’aurait pas aimé revenir en arrière et vers l’est… la remarque est autant géographique que géopolitique.
Il partait tranquillement et plutôt tard sur le coup de 9h pour prendre le RER à Palaiseau puis à Saint Rémy lès Chevreuse pour aller à Denfert-Rochereau, au 6 de la rue Ferrus… il rentrait plutôt tôt aussi mais il partait souvent pour des voyages d’affaire, des conférences, des séminaires, des exposés au bout du monde. Il en a vu des pays, des lieux et des villes et il en rencontré du monde. Il a eu beaucoup de chance de vivre tout ce qu’il a vécu, de voir tout ce qu’il a vu.
80… Chevreuse
Je me souviens aussi de ce 10 mai 1981 et de l’élection de François Mitterrand, dans notre famille, nous avons ouvert le champagne ce soir-là… Je crois que c’est à Paul qu’il racontait il y a tout juste quelques semaines cette anecdote où il s’était retrouvé à Bonn en tant que traducteur / interprète pour Mitterrand et comment ils étaient partis ensemble acheter un manteau… Oui, cet homme a aussi connu Mitterrand et tant d’autres personnalités… En revanche, ce n’est pas bien original de nos jours, mais mon père n’aimait pas François Hollande…  il aurait aimé vivre jusqu’en 2017 pour le voir perdre et partir et dans un peu plus de deux ans, un soir de mai 2017, je penserai à lui…
Mon père aimait vraiment Chevreuse. Lui qui a tant voyagé, qui a vu tant de pays et pris tant d’avions à une époque, il appréciait depuis longtemps la vallée et les Vaux de Cernay où nous allions faire des « outings ». Et finalement, vous avez bien fait d’aller faire un tour là-bas, cet automne…
Je me souviens également de ces promenades en forêt de Fontainebleau, notamment pour pâques quand il marchait devant et laissait tomber quelques œufs que nous pouvions ramasser ensuite… plus tard, c’est dans le jardin qu’il cachait les œufs et perpétuait la tradition… Mon père aimait les traditions et les habitudes.
C’est aussi à Chevreuse qu’il a réalisé la plupart de ses peintures même s’il avait commencé il y a fort longtemps. Il a vraiment pris beaucoup de plaisir à peindre. A ce propos, vous verrez dans la maison la plupart de ces toiles que j’ai installées en bas pour une sorte d’exposition posthume. Je pense que mon frère et ma sœur seront d’accord pour que ceux qui souhaitent garder un beau souvenir de Walter puisse prendre une de ses œuvres…
Mon père aimait la campagne mais il aimait beaucoup la montagne aussi et pendant des décennies il a fréquenté avec ses parents ce petit village des Dolomites qui s’appelle Fischleintal. Par la suite, nous sommes souvent partis en vacances à la montagne, été comme hiver, où il aimait tant marcher et se promener mais pas skier… car s’il y a une chose qu’il n’aimait pas vraiment c’était bien le sport ! Nos parents nous ont offert de nombreuses et belles vacances.
90…
Dans les années 90, il est devenu sans trop le savoir directeur de la MJC de Chevreuse ; c’est en partie grâce à lui que toute une bande de potes a pu se retrouver, être ensemble, squatter ou jouer au billard, aller et venir dans une maison ouverte et généreuse et ainsi tisser ces liens ô combien précieux de l’amitié. Mes amis, mes chers amis, vous l’avez bien connu vous aussi et je crois qu’on peut dire combien il était COOL mon père. Merci aussi pour m’avoir si bien entouré ces derniers jours.
A la même époque, mon père est devenu grand-père et il a été un formidable « grandpa », tout particulièrement avec ses deux petites filles, Sarah et Johanna. Des premières années et des promenades au parc de Neuilly jusqu’à la fin et aux visites chevrotines… Du pain-beurre qu’il leur servait au goûter jusqu’aux « cadeaux potame » qui ont tant marqué leur enfance. Il aimait énormément ses petites filles, elles ont illuminé toutes ces années et je sais combien elles sont tristes aujourd’hui. Mais il aimait aussi ses deux autres petits enfants qu’il voyait moins souvent.
Mon père était un homme merveilleusement simple. Les petites choses de la vie suffisait à le combler ; une bonne saucisse de Francfort en guise de diner, un petit verre de rosé avec son repas, un petit verre de vodka avant d’aller se coucher, ses bonbons à la menthe ou un morceau de chocolat noir, il aimait arroser son jardin ou regarder des jeux télévisés en insultant les candidats ignares. Il aimait lire son journal et rester informé de ce qui se passait dans le monde… Dans le temps il adorait aussi les westerns, il a également un peu trop aimé les Café Crème, ces petits cigarillos qu’il a fumés pendant de longues années. Il aimait lire, des romans historiques surtout, il aimait les cartes et la géographie, il aimait la belle musique classique et Mozart, qui nous accompagnera dans quelques minutes, mais il aimait aussi la bonne vieille variété allemande que je vous épargnerai… et il aimait Noël…
Toute sa vie il a gardé la passion de l’histoire et la veille de sa mort, sur son lit d’hôpital, il lisait encore ce vieux livre, un très vieux livre, daté de 1933, et qui présente année par année les événements marquants… il s’est arrêté en 1830, une belle année d’insurrection et de révolution en France, c’est l’année où le roi de France est devenu le roi des Français… moi je n’en sais pas beaucoup plus mais lui aurait pu nous en parler des heures durant. Oui, mon père aimait l’Histoire, la grande, il aimait la justice et la vérité et il n’aimait PAS les petites histoires et les mensonges. Il se souvenait avec une précision encyclopédique des dates et des dynasties, il pouvait énumérer ou retrouver n’importe quel roi de France… il était balèze mon père.
Et puis Walter adorait aussi raconter des blagues, avec ses mimiques et ses grimaces, en faisant des grands yeux et ses grands gestes des bras. Il aimait rigoler et je veux garder le souvenir de ses yeux brillants et de son rire. En revanche,  il n’aimait pas attendre, il s’impatientait et s’énervait facilement et il devenait particulièrement nerveux au volant de sa voiture…
Mon père était extrêmement pudique dans ses sentiments. Autant il était à l’aise dans ses analyses politiques, il ne savait vraiment pas trouver les mots ou les gestes de la tendresse et de l’amour. Il était parfois maladroit mais au fond de lui c’était un grand cœur avec ce petit quelque chose de sincère et authentique qui rend le petit mot, le petit regard ou le petit geste qui sortent tellement précieux. Il n’aimait pas les conflits, il n’était vraiment pas autoritaire, il ne savait pas vraiment dire les choses ou intervenir. Peut-être, sans doute, qu’il aurait dû, parfois…  Mon père était un homme très GENTIL.

Notre relation n’était pas simple, il m’a beaucoup énervé, je l’ai souvent disputé et je l’ai sans doute désolé ou inquiété plus d’une fois… J’aurais pu en faire plus, être plus attentif et plus doux, partager davantage de repas ou de moments mais je suis content d’avoir été là, jusqu’au bout et d’avoir fait ce que j’ai fait. Je tiens aussi à saluer et à remercier l’engagement et les attentions de ma sœur Suzanne qui a toujours été très proche et très présente.
Walter n’est plus mais il a bien vécu. Il est parti lucide avec toute sa tête et une vue excellente. La veille de sa mort il lisait encore et trois jours avant il était encore debout…
Je voudrais avoir un mot pour Jacques qui s’est occupé de lui ces derniers mois et à travers lui remercier tous les auxiliaires de vie et toutes les personnes dont le métier consiste à s’occuper des autres.
Merci à nos voisins, depuis 12 ou 36 ans, pour cette cohabitation paisible et cordiale, merci à Nicole et à Ian pour ces repas chaleureux et intellectuellement stimulants que nous avons partagé tous les quatre.
Je voudrais remercier Linda, une femme extraordinaire qui s’occupe de nous autant que de la maison depuis toutes ces années.
Je voudrais remercier et saluer Paul Eichner et Jean Klein – qui est physiquement à Madrid mais dont le cœur est bien ici - ses deux fidèles  amis.
A quelques semaines près, il aurait vécu 14 ans de plus que son frère jumeau, Günther – surnommé Dicky – et qui est parti en février 2001. J’ai une pensée pour lui et pour son épouse, Lise, partie elle aussi tellement trop tôt, ainsi que pour les enfants de Dicky ; Bernard, Caroline et Daniel et leurs enfants, Nico, Julia, Laurane et la petite Anitha, qui ont perdu eux aussi un oncle ou un grand oncle
Aujourd’hui, mon père retrouve enfin ma mère, la femme de sa vie qu’il n’a jamais voulu oublier depuis près de 28 ans…  et j’en profite pour lui rendre hommage à elle aussi, emportée beaucoup trop tôt, plus cruellement et je voudrais aussi lancer un appel à une saloperie de maladie, à ce crabe qui a emporté mon grand-père, ma mère, mon oncle, tant d’autres encore, qui nous a frappé moi et ma sœur et je voudrais juste lui demander de foutre la paix à notre famille désormais, et tant qu’à faire à toutes les familles. Puisse l’avenir et le progrès voir disparaitre le plus vite possible cette horrible maladie.
Voilà, c’est la fin et s’il y a deux choses à retenir de Walter Schütze, c’est que c’était un homme très intelligent et très gentil. Il s’est occupé de moi pendant toute ma vie et aujourd’hui je voudrais juste lui dire deux derniers mots : « merci papa ».

 

Enfance

Merci à Suzanne Boeters qui a réalisé en mai 2014 ces interviews sur l'enfance de mon père dans les années 30 à Berlin face à la montée du nazisme et les années de guerre.
Le son n'est pas très bon, il faudrait l'augmenter et/ou mettre des sous-tire, mais ça restera comme les dernières vidéos et un souvenir animé de mon père.

 

 

 

Les Dolomites et Fischleintal

http://www.dolomitenhof.com/en/welcome.html

 

IFRI

Ainsi l'IFRI a publié quelques lignes pendant quelques heures sur son Focus... ce n'est pas grand chose pour un homme qui a consacré des décennies et des centaines (miliers ?) de pages à cet institut...
Il reste heureusement le texte tendre et franc de Hans Stark, son successeur, sur la discrète page du Cerfa :


Les toiles

Walter laisse une oeuvre picturale considérable, il a passé beaucoup de temps et trouvé énormément de plaisir à peindre sous le vélux...

Vous pouvez découvrir quelques photographies de ses peintures en cliquant sur ce lien.

 

Le dernier livre...

Mon père est resté un passionné d'histoire jusqu'à ses dernières heures et la veille de sa mort il parcourait encore avec méthode, page par page, année par année, ce vieux livre d'histoire qui date de sa jeunesse (1933 !!!).
Il s'est arrêté en 1830...

 

Hommage de Jean Klein paru dans la revue « Allemagne d’aujourd’hui », N°211 (janvier-mars 2015)

 

IN MEMORIAM

Walter Schütze

Un observateur engagé de l’Allemagne et des relations franco-allemandes

 

Walter Schütze, qui fut Secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes (CERFA) de 1960 à 1991 nous a quitté l’an dernier peu avant Noël. Tous ceux qui l’ont connu se souviennent de l’ampleur et de la qualité de ses contributions à l’élucidation des problèmes soulevés par l’organisation de la sécurité en Europe et le règlement du problème allemand. En effet, pendant plus de trente ans de vie professionnelle, il s’est consacré à l’analyse approfondie des relations franco-allemandes et des relations Est-Ouest et loin d’aborder ces questions du point de vue de Sirius, il s’impliquait personnellement dans les débats qu’elles suscitaient aussi bien dans le monde occidental que dans les pays du camp socialiste. Une telle démarche était conforme à la mission que le gouvernement français et le gouvernement fédéral allemand avaient assigné au CERFA lors de sa création en 1954 : examiner l’état présent des relations franco-allemandes, préciser les problèmes concrets qu’elles posent et rechercher des solutions pratiques susceptibles d’être adoptées par les deux parties.

Walter Schütze était d’autant plus enclin à adopter la posture d’un observateur engagé que sa participation à la seconde guerre mondiale sous l’uniforme de la Wehrmacht à l’âge de 18 ans et le souvenir des épreuves que son pays avait subies sous le régime nazi l’avaient convaincu de la nécessité d’œuvrer en faveur de la paix en Europe et de créer les conditions permettant au  peuple allemand de recouvrer son unité dans la liberté. Pour atteindre cet objectif, il s’agissait dans un premier temps de réduire les tensions entre les deux organisations politico-militaires - OTAN et Organisation du Pacte de Varsovie - qui se faisaient face sur le continent et de favoriser le rapprochement entre les deux parties de l’Europe par une coopération diversifiée entre Etats à régimes politiques et économiques différents. Mais par delà l’aménagement du statu quo dans le cadre des alliances existantes conformément aux recommandations du rapport Harmel de 1967, il convenait de viser l’instauration d’un « ordre de paix » (Europäische Friedensordnung) qui se substituerait à l’ordre bipolaire et permettrait aux Européens de s’émanciper de la tutelle des deux Grands. Une réduction mutuelle et équilibrée des forces déployées en Europe centrale ferait partie intégrante du régime mis en place pour garantir la sécurité de toutes les parties contractantes. C’est dans cette perspective que s’inscrivaient les « modèles de sécurité européenne » élaborés dans le cadre du CERFA et publiées par le Centre d’Etudes de Politique Etrangère (CEPE) au début de l’année 1968*.

Les modèles du CEPE procédaient d’un exercice de type prospectif destiné à stimuler la réflexion sur les voies et les moyens d’une politique de détente dont la visée était le dépassement du « système des blocs ». A cet égard, ils correspondaient à l’esprit du temps puisque le général de Gaulle avait indiqué dans sa conférence de presse du 4 février 1965 que le problème allemand ne pouvait être réglé d’une manière satisfaisante que dans le cadre d’une « Europe en état d’équilibre, de paix et de coopération d’un bout à l’autre du territoire que lui attribue la nature ». L’année suivante il inaugurait par son voyage à Moscou une politique qui tendait à favoriser le rapprochement entre les Etats que séparaient les barrières artificielles de la guerre froide et à promouvoir un système de sécurité qui permettrait de surmonter la division de l’Allemagne et offrirait aux Européens la possibilité de faire valoir leurs intérêts propres. De son côté, la République fédérale d’Allemagne (RFA) s’était engagée prudemment dans une politique d’ouverture vers l’Est (Ostpolitik) et ses dirigeants avaient renoncé à poser le préalable de l’unification par la voie d’élections libres dans leurs tractations avec les pays de l’Est. Ce processus fut amorcé par le gouvernement de grande coalition dirigé par le chancelier Kurt Georg Kiesinger (1966-1969) mais c’est sous le gouvernement de petite coalition dirigé par l’ancien bourgmestre de Berlin-Ouest, Willy Brandt,  qu’il produisit ses fruits. Se fondant sur les principes énoncés par Egon Bahr lors d’une session de l’Académie évangélique de Tutzing, le 15 juillet 1963, et résumés par la formule du « changement par le rapprochement (Wandel durch Annäherung), le gouvernement de Bonn négocia avec succès des accords qui prenaient acte des réalités politiques et territoriales issues de la seconde guerre mondiale, comportaient l’engagement de ne pas recourir à la force pour les modifier et postulaient le renforcement de la paix par le développement des échanges et de la coopération avec les « pays socialistes européens ».

Lorsque Willy Brandt quitta le pouvoir en 1974, la phase bilatérale de l’Ostpolitik était achevée : le traité de Varsovie avait consacré l’inviolabilité de la frontière germano-polonaise le long de l’Oder-Neisse, la ratification du traité de Prague avait parachevé la normalisation des relations de la RFA avec les pays du Pacte de Varsovie et le traité sur le fondement des relations entre les deux Etats allemands (Grundlagenvertrag)  reconnaissait la souveraineté de la RDA tout en préservant le droit du peuple allemand de recouvrer son unité par une libre autodétermination. Toutefois les espoirs de ceux qui voyaient dans l’Ostpolitik le moyen de hâter la réunification de l’Allemagne furent déçus et à la fin des années 1980 beaucoup d’Allemands étaient tentés de s’accommoder de la division de leur pays pour une durée indéfinie. En revanche, la normalisation des relations entre la RFA et ses voisins orientaux et la conclusion d’un accord quadripartite sur Berlin avaient permis l’ouverture d’une conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) dont la visée était l’instauration d’un système de sécurité coopérative auquel participeraient non seulement les Etats membres des deux alliances mais également les pays neutres et non-alignés. Parallèlement à la CSCE, des négociations en vue d’une « réduction mutuelle et équilibrée des forces en Europe centrale » (MBFR) furent entamées à Vienne en 1973.

Walter Schütze, dont les conceptions en matière de sécurité étaient proches de celles du SPD, ne pouvait que se réjouir de l’orientation de la politique extérieure du gouvernement dirigé par Willy Brandt et de la convocation de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe. Cette évolution était conforme à certains des scénarios envisagés dans les modèles de sécurité européenne du CEPE et comme le Secrétaire général du CERFA avait pris une part déterminante à leur élaboration il n’est pas surprenant qu’il se soit fait l’ardent propagandiste d’une politique qui s’inscrivait dans le cadre qu’ils avaient esquissé.

Affecté en 1968 au Centre d’étude de Politique étrangère en qualité de chercheur du CNRS, j’ai été amené à collaborer régulièrement avec Walter Schütze dans la mesure où nos centres d’intérêt étaient proches et où des convergences existaient entre mon programme de recherche qui portait sur la réglementation des armements et la sécurité internationale et les travaux effectués dans le cadre du CERFA. En effet, nous étions persuadés, l’un et l’autre, que le désarmement régional était une composante essentielle d’une politique de paix en Europe et que la division de l’Allemagne ne pouvait être surmontée que par l’instauration d’un système de sécurité qui transcenderait la division du continent en sphères d’influence et permettrait aux Européens d’affirmer leur identité face aux deux Grands (Selbstbehauptung Europas). Ces préoccupations nous ont souvent conduits à participer à des débats organisés par les Instituts qui entretenaient des relations étroites avec le CEPE tels que le Forschungsinstitut dela Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP) de Bonn et la Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP) de Ebenhausen en Bavière. Mais nous n’hésitions pas à aborder ces questions controversées avec des représentants des pays de l’Est, notamment dans le cadre du Politischer Klub de Berlin qui avait été créé par l’Eglise évangélique pour favoriser le dialogue Est-Ouest. Enfin, nous avons représenté le CEPE au colloque international organisé en juin 1970 par l’Institut für Internationale Beziehungen de Potsdam-Babelsberg et l’Institut für Internationale Politik und Wirtschaft de Berlin-Est pour célébrer le 25ème anniversaire des « accords de Potsdam » sur les lieux  mêmes - le Cecilienhof - où ils furent conclus.

C’était la première fois qu’un Institut occidental participait à une rencontre dont la finalité était la diffusion des thèses est-allemandes pour un règlement de paix en Europe et ce à une époque où la RDA n’était pas reconnue par les pays membres de l’alliance atlantique. En sautant ce pas, il ne s’agissait pas pour le CEPE de faire preuve de complaisance à l’égard de la puissance invitante mais de saisir l‘occasion qui lui était offerte pour faire connaître les positions des gouvernements allemand et français sur une question particulièrement sensible. Ainsi nous avons été amenés à prendre nos distances par rapport aux interprétations de l’accord de Potsdam qui avaient cours dans le monde socialiste et à contester l’utilisation qui en était faite par les représentants du SED pour récuser la politique du chancelier Brandt. Toutefois, nos propos n’ont eu qu’un faible écho et l’attitude de nos interlocuteurs laissait présager que l’Ostpolitik se heurterait à des résistances vives au sein de l’establishment est-allemand. On sait que du fait de l’Abgrenzung pratiquée avec constance au cours des années suivantes par le gouvernement de la RDA, elle n’a pas porté les fruits qu’on en escomptait à l’Ouest. Certes, l’institutionnalisation des relations entre la RFA et la RDA avait permis d’améliorer le sort des Allemands de l’Est et Walter Schütze s’en réjouissait. Mais vers la fin des années 1980, il  semblait avoir fait son deuil de l’unification allemande et il partageait à cet égard  les sentiments de son compatriote, Egon Bahr, qui s’était lassé d’attendre la réalisation de l’objectif qu’il assignait à l’Ostpolitik et avait proposé dans son essai : « Zum europäischen Frieden. Eine Antwort auf Gorbatchev » paru en 1988 de pérenniser la division de l’Allemagne pour préserver les chances de la paix. Mais dès que se produisit la « divine surprise » de la chute du mur de Berlin, il ne douta plus du caractère inéluctable de la reconstitution de l’unité allemande et suivit avec passion les différentes étapes du processus qui déboucha, le 3 octobre 1990, sur l’accession de l’Allemagne unie à la pleine souveraineté.

S’agissant du désarmement, Walter Schütze suivait attentivement les négociations entre les Etats-Unis et l’Union soviétique en vue de la réduction de leurs arsenaux nucléaires mais il ne se faisait pas d’illusion sur la portée des accords SALT et START puisqu’ils ne mettaient pas un frein à la course qualitative aux armements. En revanche, il se souciait de leur incidence sur la stratégie de dissuasion de l’alliance et souhaitait que celle-ci fût moins tributaire des armes nucléaires tactiques dont l’emploi aurait eu des conséquences désastreuses pour les pays du champ de bataille. Comme tous les Allemands, il était hanté par le spectre d’une guerre nucléaire limitée dans l’hypothèse d’une riposte sélective (flexible response) des forces de l’OTAN  pour contenir la progression des armées du Pacte de Varsovie. Pour parer cette menace il ne voyait d’autre alternative à moyen terme que l’élévation du seuil nucléaire par le renforcement des forces classiques assignées à la défense de l’avant ou la correction des asymétries dans le rapport des forces entre les deux camps par la conclusion d’un accord de désarmement régional.

Ainsi s’expliquent l’intérêt qu’il a porté aux négociations sur la réduction mutuelle et équilibrée des forces en Europe centrale (MBFR) et son ralliement à l’idée française d’une conférence sur la réduction des « forces conventionnelles »  dans une zone s’étendant de l’Atlantique à l’Oural (CDE). Par ailleurs, il s’est fortement impliqué dans le débat sur les « euromissiles » après la double décision de l’OTAN du 12 décembre 1979 qui prévoyait, d’une part, de déployer sur le territoire de 5 pays européens des missiles de portée intermédiaire pour faire pièce aux fusées soviétiques de type SS-20 et, d’autre part, d’ouvrir une négociation avec l’URSS en vue d’une réduction concertée de ces systèmes d’armes. Walter Schütze était favorable à une solution diplomatique et privilégiait « l’option zéro » mais il craignait que la politique de confrontation avec l’URSS engagée par le Président Reagan pendant son premier mandat ne compromette la réalisation de cet objectif. On trouve le reflet de ces appréhensions dans les nombreux écrits qu’il a consacrés aux négociations de Genève sur la limitation des forces nucléaires de portée intermédiaire et bien que le traité signé à Washington le 8 décembre 1987 ait prévu leur élimination totale, la question des armes nucléaires de courte portée restait entière. Elle ne pouvait laisser indifférent un esprit aussi sensible que Walter Schütze aux dangers de l’âge nucléaire et violemment hostile à une défense de son pays avec des moyens dont l’emploi aurait été suicidaire.

Je ne rendrais pas justice à la personne et à l’œuvre de mon ami Walter Schütze si je me bornais à évoquer les moments où notre connivence intellectuelle se manifestait à propos du traitement des questions relatives à l’organisation de la sécurité européenne. C’est que la fonction de secrétaire général du CERFA qu’il a exercée aussi bien dans le cadre du Centre d’Etudes de Politique Etrangère (CEPE) que dans celui de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) qui lui succéda en 1979 l’ont conduit à élargir le champ de ses activités  et à mettre l’accent sur l’analyse des facteurs internes et externes qui conditionnaient la coopération franco-allemande. Sa formation intellectuelle, sa maîtrise de trois langues et une capacité de travail exceptionnelle le prédisposaient à accomplir cette tâche et il s’en est acquitté à la satisfaction des décideurs politiques à Paris et à Bonn et de tous ceux qui recherchaient une information fiable sur la question allemande et les relations Est-Ouest. En 1983, le gouvernement de Bonn lui a décerné le Verdienstkreuz am Bande pour services rendus à la RFA et aux relations franco-allemandes et cette admission dans l’Ordre du Mérite allemand se justifiait pleinement eu égard au parcours du récipiendaire.

Dans les années qui ont suivi la fin de la guerre, Walter Schütze a fréquenté les Universités de Göttingen, Bonn et Cologne où il a acquis des diplômes en Histoire, en Droit international public et en Civilisation anglaise (Anglistik). Pendant la préparation de sa thèse de doctorat sur « La politique de Bismarck vue à  travers la presse française » il effectua des recherches dans les bibliothèques parisiennes tout en suivant le cycle d’enseignement réservé aux étrangers à l’Institut d’Etudes Politiques de la rue Saint Guillaume. Après l’obtention du titre de « docteur en philosophie » de l’Université de Göttingen en 1957 il noua des contacts avec l’association allemande de politique étrangère (DGAP) et c’est par ce biais qu’il fut associé avec son frère jumeau, Günther, au lancement du CERFA avant d’en devenir le secrétaire général en 1960. A la même époque, il fut chargé d’une chronique quotidienne sur les questions franco-allemandes et la politique internationale dans l’émission en langue allemande de l’ORTF et il l‘assura de 1960 à 1965. Enfin pendant toute la durée de sa vie professionnelle et même dans les années qui ont suivi sa retraite il a multiplié les interventions dans des colloques internationaux, collaboré régulièrement à des revues spécialisées (« Allemagne(s) d’aujourd’hui » en faisait partie) et donné des consultations sous forme de rapports bien informés et solidement argumentés à des établissements d’enseignement supérieur comme l’Institut universitaire des Hautes Etudes Internationales de Genève ou à des Fondations comme la Friedrich-Ebert-Stiftung. Son œuvre écrite est considérable mais difficile d’accès car elle est disséminée dans des recueils collectifs et des publications périodiques dont certaines ont disparu. Toutefois, il convient de signaler l’ouvrage paru en 1983 chez Haag+Herchen sous le titre « Frankreichs Verteidigungspolitik (1958-1983) » dont l’objet était d’initier aux arcanes de la politique de défense de la France un public allemand déconcerté par le discours du Président Mitterrand devant le Bundestag en pleine bataille des euromissiles. C’est une préoccupation du même ordre et plus généralement le souci d’attirer l’attention de ses compatriotes sur la problématique des armes nucléaires qui avait conduit Walter Schütze à traduire en allemand le livre du général Gallois : « Les paradoxes de la paix » (Der paradoxe Frieden) et le recueil d’essais sur la prolifération nucléaire publié en 1966 sous la direction de Alastair Buchan : « A world of nuclear powers ?» (Eine Welt von Nuklearmächten ?).

Le départ de Walter Schütze endeuille le monde des germanistes et des analystes des politiques de défense et de sécurité et tous ceux qui l’ont connu n’oublieront pas son intelligence incisive et le non-conformisme dont il faisait preuve en abordant les problèmes soulevés par la coopération franco-allemande et le maintien de la paix à l’âge nucléaire. A cet égard ses écrits n’ont pas vieilli et les problèmes qu’il avait décelés dans les relations entre la France et l’Allemagne à l’époque de la guerre froide subsistent et se sont même aggravés depuis la fin de l’ordre bipolaire. En outre, si certaines de ses prévisions ne se sont pas réalisées notamment en ce qui concerne le rôle de l’OSCE dans l’organisation de la sécurité en Europe, on ne peut que souscrire au jugement sévère qu’il portait ces dernières années sur l’inconsistance de la politique de sécurité et de défense de l’Union européenne et sur les ambivalences de l’élargissement de l’OTAN et du rôle qu’elle serait appelée à jouer face à la Russie. Ses amis ne laissaient pas d’être frappés par le désenchantement de ses propos sur l’évolution du monde mais étaient toujours aussi sensibles à sa vaste culture, à l’alacrité de son esprit et à sa courtoisie innée. Ils ressentent aujourd’hui un vide qui les affecte plus qu’ils ne sauraient dire.

Jean Klein
Professeur émérite de l’Université Paris1 (Panthéon-Sorbonne)

 

* voir la revue « Politique Etrangère », N°6/1967. La philosophie des modèles de sécurité a été présentée par le contrôleur général Pierre Genevey dans son article :  « Détente en Europe ».